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Catherine Meuwese
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DES ÊTRES AUX ANTIPODES

 En septembre 1976, alors que Mao Zedong venait de mourir et que l’ère d’ouverture vers l’Occident n’était pas encore amorcée, il me fut facile de le reconnaître dans le lycée, même de loin : costume gris–souris, cravate maigre, col de chemise un peu avachi,  épaules un peu tombantes mais visage bien d’aplomb malgré une allure générale un peu  alanguie. Le parc de Montgeron est traversé par une grande allée que je parcourais en général en voiture et ce jour là, l’apercevant devant moi, je rétrogradais  mes vitesses, et m’arrêtai à un mètre de lui comme une flèche qui atteint sa cible. Il ne changea pas d’expression, perdu probablement dans ses pensées. Mais son visage  s’éclaira subitement  lorsque  je lui annonçais en chinois que j’étais le nouveau professeur. Comme nos directions étaient opposées puisqu’il allait dans le sens contraire du mien, lui étant à pied et moi en voiture, nous nous quittâmes, sans prendre le temps de bien nous parler.

  En tant qu’assistant de chinois, il donnait des cours de conversation aux élèves. Le niveau général était bon et les élèves aimaient apprendre.  A titre d’exemple, si par hasard, je tombais malade, les élèves m’accueillaient à mon retour avec des reproches dans le regard, comme si je les avais trahis. Quant à l’assistant, dont les cours étaient indispensables puisqu’il apprenait essentiellement aux élèves à bien prononcer le chinois et  à s’exprimer dans cette langue, il avait pour nom de famille un patronyme très répandu, Li 李 mais pour prénom une appellation qui reflétait bien l’idéologie du contexte historique au moment de sa naissance où la Chine était en pleine guerre sino-japonaise et où il y avait un défi à relever. Il se prénommait donc ,  « Talent du pays », ce qui donnait en chinois Guocai 囯才. Je l’avais pris  en affection puisqu’à travers lui redéfilaient tous les moments  que j’avais vécus à l’époque où j’étais boursière du gouvernement chinois à Pékin [1].  Comme je le comprenais et subodorais toutes les couches de sa personnalité enfouies en lui !  Il semblerait que les Chinois soient comme un jeu de cartes qu’on déplie et qu’on replie. Si elles ne sont pas repliées,les cartes sont visibles, as de cœur, as de trèfle, de pique, de carreau et on peut les lire, sinon c'est impossible. Ou pour rester dans la fibre chinoise, comme un éventail qui plus ou moins replié cache des paysages ou des poèmes,  sans oublier que ces jeux de cartes ou ces éventails sont maniés par des forces extérieures comme peut l’être la pulsion du poignet. Li Guocai, élevé pour la gloire de son pays et à la gloire de son pays devait représenter toutes les valeurs humaines d’altruisme et de dévouement d’autant plus qu’il avait grandi  à partir de l’adolescence sous le régime communisme de Mao Zedong. Le petit livre rouge n’avait pas encore disparu et il le connaissait par cœur.  Mais c’était avant tout un homme comme les autres. Et lorsqu’à table, c’est à dire à la cantine où se réunissaient  la plupart des professeurs, on lui demandait « mais comment pouvez-vous faire si vous vous ne voyez pas votre femme pendant deux ans ? ou « Est-ce possible qu’il n'y ait pas de rapports avant le mariage ? Mais « cela ne vous manque pas ? », il émettait  des petits rires plaintifs car il était profondément gêné de répondre à ce genre de question. Il ne rougissait pas pour autant mais estimait qu’il n’avait pas à satisfaire la curiosité de ses interlocuteurs  et ne comprenait pas pourquoi les occidentaux lui posaient ce genre de question. Il est évident que lorsqu’on connaît bien la Chine et les Chinois, on partage avec eux  leur moi-profond et on connaît les points sensibles à ne pas débusquer. De son côté Li Guocai ne me posait pas pour autant  des questions sur ma vie personnelle, mais un jour, suite à ses remarques ou ses réflexions, je finis par lui désigner la personne  qui faisait office  de loup dans la bergerie, c'est-à-dire mon ancien compagnon, car il avait pour ainsi dire le "toupet » d’afficher sa présence  dans un endroit où je passai le plus clair de mon temps, c’est à dire mon lieu de travail.  

Comme LI il venait d’une Chine au régime totalitaire  où il était inconcevable de ne pas être  marié passé un certain âge (l’embrigadement reposant ici sur des traditions ancestrales se faisait à tous les niveaux), ses  remarques consistaient à me dire  qu’il ne comprenait pas que je sois seule, sans compagnon et qu’il souhaitait pour moi que je trouve "quelqu’un de bien", d'"honnête"."Honnête" qui se dit "laoshi" en chinois sonnait  un peu comme " digne de confiance " en langage maoïste.  Par la suite, il devait tomber amoureux de moi, mais cela ne l’avait pas empêché de me redire même le jour  où nous nous fîmes nos adieux à travers une grille d’ascenseur car il m’avait demandé de venir le voir une dernière fois dans son quartier général, rue Gouvion St Cyr (c’est à dire là où il était tenu de se rendre avec ses autres collègues le week-end pour assister à des réunions politiques) qu’il fallait que je trouve un garçon " bien "» et que je me marie. Son dernier mot fut quand même à travers la grille de la porte d’ascenseur « Zaijian, baobei » c.à.d. « Au revoir, Trésor » avec un regard plutôt ému.

En quittant l’immeuble, je ne pensais pas à ce qu’il m’avait recommandé de faire, je ne pensais qu’aux paquets de sucre en morceaux dont il avait décidé de charger ses bagages. "En arriver là !" m’étais-je dit. Se raccrocher  à des miettes de confort ou de plaisir, avoir juste assez d’argent pour choisir de rapporter en Chine un objet qui soit insolite aux yeux des Chinois, du sucre en morceaux, mais à condition que cela ne soit pas cher et ne grève pas trop son budget, car de budget, il n’en avait pas : l’Ambassade de Chine se faisait reverser son salaire, lui laissant juste de quoi acheter des billets de train  et des tickets de métro pour se rendre à son quartier général. Et avec cet argent (un salaire équivalent du smic moins le prix du loyer puisqu’il était logé gratuitement au lycée de Montgeron, du reste dans des conditions assez spartiates » que lui versait l’Education nationale  seulement 9 mois sur douze, le gouvernement chinois équipait en magnétophones l’Université dont il dépendait en Chine. En arriver là ! Avoir été éloigné deux ans durant de sa famille, certes avoir vu Paris, avoir pu aller à la Bibliothèque nationale et emprunté des livres chinois classiques introuvables en Chine même car  censurés, avoir vu la Tour Eiffel et le Louvre et retourner dans son pays avec des morceaux de sucre et puis quelques cartes postales, quelques photos aussi où il avait tenu que j’y figure, c’était pour lui, le voyage au bout du monde, certes, mais surtout au bout du possible pour lui. Et qu’importe après tout il ne rapportait rien mais il avait vu et entendu !

 

Il avait vu et constaté la différence entre nos deux pays mais  il les gardait pour lui toutes ses réflexions. Il n’avait pas besoin de me parler à ce sujet car je savais.

 En appuyant sur le bouton qui me ramenait au rez-de-chaussée, je prenais conscience que peut-être je le voyais pour la dernière fois. Mais cet « au revoir » avait quand même un goût de « on se reverra bien un jour ! "». Car les  « au revoir » habituels, disent bien ce qu'ils veulent dire, même en chinois "au revoir" se dit "à nouveau se voir / zai jian", Cependant on ne pouvait pas trop préjuger. La politique  à l’époque en Chine décidait de tout et avait une emprise considérable sur la vie individuelle. Quelle différence avec le moment où ces lignes sont écrites puisque les Chinois viennent d’acquérir la liberté de se rendre à l’étranger. Soixante millions de touristes déferlent en ce moment même par an en Occident avec pour destination privilégiée la France.

 Li Guocai fut le premier assistant avec lequel je travaillais en arrivant à Montgeron, mais il y en eut d'autres avant. Je pense en particulier à Madame Song, la toute première assistante qui arriva en octobre 1964, à l' époque où moi-même j'arrivais en Chine en tant que boursière du gouvernement chinois. Dans la clause de échanges diplomatiques et culturels, il avait été bien stipulé que le lycée bénéficierait d'un assistant. Ce privilège fut  l'œuvre de Madame Suzanne Frammery, professeur de philosophie qui  s'était déjà beaucoup battue pour ouvrir un cours de chinois au Lycée [2] en 1958 et n'avait pas hésité à rencontrer des personnalités pour ce faire.

Les assistants étaient des professeurs confirmés, spécialistes de l'enseignement  du chinois aux étrangers mais ils ne parlaient pas français ou très peu. Leur cours consistaient essentiellement à pratiquer l'oral avec les élèves. Leur moyenne d'âge était de 40 ans. C'est seulement à partir des années 2000 que la Chine envoya des étudiants spécialisés en français dans le but de leur donner l'occasion de se perfectionner..

Jusqu'à les années 2000 environ, ils devaient  assurer une douzaine d'heures de cours d'octobre à la fin juin mais devaient rester deux ans car le gouvernement chinois ne leur payait pas de billet d'avion A/R  pendant les mois d'été par souci d'économie. Logés au lycée, ils étaient tenus tout au début de se rendre à Paris tous les week–ends pour assister aux réunions politiques dans un appartement du XVIIe arrondissement –  spécialement loué pat l'ambassade de Chine  pour l'ensemble des professeurs chinois exerçant sur Paris. Le salaire délivré par la France ne leur permettait aucun extra. Mais il arrivait qu'ils soient invités par des Français. Dans ce cas, ils ne pouvaient y aller seuls mais toujours accompagné par l'un de leur collègue, si ce n'est par celui qui était désigné par l'ambassade de Chine pour les surveiller.

Le lycée de Montgeron était habitué à recevoir tous les deux ans un nouvel assistant et tolérait que pendant les 3 mois d'été, ils continuent à occuper le logement qui leur était attribué (alors que celui– ci devenait vacant dans les autres cas  car aucun des autres assistants étrangers ne restait en France pendant l'été, même pas l'assistant russe). Une fois cependant il y eut un incident de taille. Ce fut avec un nouveau proviseur qui n'était pas au courant du régime spécial pratiqué pour les assistants chinois. 1°, il ne voulut pas que l'assistante (c'était une femme  cette année là) reste les mois d'été dans le lycée et ensuite comme il ne vit pas arriver  à la rentré scolaire son arrêté de nomination  (alors que le rectorat prend toujours du retard pour ce genre de régularisation), il me fit savoir qu'il la ferait dégager des lieux manu militari. Je lui demandais s'il avait pressé le rectorat d'envoyer la fameuse pièce justificative, il me répondit que non. Alors je fis le travail pour lui en demandant à l'Ambassade de Chine d'intervenir.
Ce proviseur là avait beaucoup de mal à accepter le statut à part des assistants de chinois envoyés dans le cadre des relations diplomatiques et culturelles. C'est à se demander s'il ne les considérait pas comme des espions. Un jour où très fortuitement je lui annoncais que l'assistant de chinois avait été mis au courant bien avant nous de la visite de Madame Li Peng au Lycée[3], il me répondit que ce n'était pas normal, que c'était lui "le représentant du Président de la République" et qu'il aurait dû être le premier à être prévenu. Alors quand je lui rétorquais que l'assistant était un citoyen chinois et qu'il avait été peut–être tenu au secret, il me répondit "Mais qu'est ce que c'est, cet assistant ? Un  numéro parmi un milliard trois cent mille Chinois !". J'étais interloquée.

Je ne pourrai fermer ce chapitre avant d'évoquer le nom de Madame Guo Jiezhu. Son prénom signifie "Perle pure" et je pense sincèrement que c'en était une. Elle avait compris qu'il fallait aussi sensibiliser les élèves à la culture chinoise : elle confectionnait des raviolis pour les élèves, elle se chargeait de faire des tableaux pédagogiques avec des caractères magnifiquement calligraphiés, elle maîtrisait bien l'art des papiers découpés, et trouvait des textes ou les rédigeait  elle-même en les adptant parfaitement  au niveau des élèves. Elle donnait une douzaine d'heures de cours mais devait en passer autant à la maison pour préparer ses cours. Voilà 32 ans que je ne l'ai vue mais j'aimerais pouvoir la voir, tellement elle était gentille et compétente.

 


[1] Mes mémoires sur mon séjour en Chine (1964– 1965) sont en cours.

[2] Cf. L'article de Paul Demieville dans  Les Nouvelle littéraires de             1962 ainsi qu'une page qui lui est dédiée sur internet http://mem.viv.free.fr/Musee/Frammery/#Texte

 [3] Cf. chapitre

Posté par Terresde Chine2

 

 

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